Rien d'intéressant au ciné cet été ? C'est l'occasion de se replonger dans sa vidéothèque ou de l'enrichir avec ce chef d'oeuvre d'Almodovar
Passions, morts et résurrections sont au cur de ce film exceptionnel sur limportance de la parole et la force de lamour lorsquil devient don ultime de soi.
Quand Almodovar devient mystique
Les chefs duvre du cinéma dégagent une force étrange et laissent leur empreinte longtemps après, comme pour un livre. "Parle avec elle" fait partie de ces films.
En dressant le portrait de deux couples touchés par le même drame (deux hommes se rencontrent à lhôpital alors que leurs femmes sont dans le coma) Almodovar met au centre de son film la vie, lamour, la mort. Les deux femmes dans le coma ne parlent plus mais restent la cause de lagitation des hommes : Almodovar, très religieusement, donne une part très belle à la femme quil présente forte, réaliste et porteuse de vie (à limage de cette source qui coule au générique de fin) face à un univers masculin plus immature et incertain. Mais, dépassant comme à son habitude la distinction conventionnelle entre les sexes, le réalisateur évoque surtout lamour gratuit, la passion pure et innocente qui peut sauver lautre.
Même sil présente un montage extrêmement complexe, le film fait preuve dune grande maîtrise et sécoule dans la fluidité. Almodovar utilise des flash-backs, des ellipses, il renseigne juste ce quil faut sur ses personnages mais nous sommes complètement associés à leurs pensées et à leurs sentiments. A limage de ce qui est raconté, le scénario mélange avec audace complexité et simplicité. Des chansons damour reviennent, des lambeaux de mémoire remontent à la surface, accompagnés par une musique superbe qui donne au film une puissance dévocation très dense.
"Parler" : il en est constamment question même quand ce nest plus possible. Parole dont sont privés les danseurs mais aussi les personnages du cinéma muet auquel il est fait allusion et même Marco lhomme qui ne parvient à exprimer sa souffrance que par les larmes et qui ne trouvera pas à temps les mots salvateurs. La parole qui blesse comme celle de lanimatrice de télévision. La parole qui caresse et qui soigne lorsque linfirmier Benigno lave le corps inerte dAlicia, parole qui lentraîne aussi dans la folie parce quelle reste sans réponse. Parole du réalisateur lui-même qui à travers son film retrace les méandres douloureux de sa propre existence.
"Parle avec elle" détient une dimension spirituelle profonde. Pour que lamour renaisse, pour que la vie se transmette, il faut que quelquun sefface et cède sciemment sa place, sinon sa vie. Cest ce qui se passe dans la succession des couples qui se forment tout au long du film. Avec, au centre de cette succession, le personnage de Benigno (le "bien nommé"), figure messianique évidente, qui est le "catalyseur" de toutes les renaissances : cest lui qui cherche à donner du courage à Marco, complètement démuni face au silence de Lydia ; son amour fou de la vie, sa volonté passionnelle de sauver Alicia lentraîneront jusquau don de lui-même. Ce sacrifice sera porteur de vie et inaugurera un nouveau commencement. A limage de la scène charnière du film, la séquence de lAmant qui rétrécie reconstituée dans une scène de (faux) cinéma muet.
Cette séquence donne la clef du film : elle évoque dabord dune manière symbolique (rien de choquant nest montré) le drame de la vie de Benigno (le viol, le fait quil est "étouffé" par la femme) mais en même temps, elle évoque la renaissance, un retour dans le sein de la mère pour une nouvelle naissance. Le film ne montre pas un minable violeur engrossant une malade sans défense mais un authentique innocent dont la parole est porteuse damour et de vie. Après tout, comme Almodovar le fait dire à Géraldine Chaplin dans la dernière scène évoquant une histoire en devenir : "Je suis maîtresse de ballet et rien nest simple".
Ultime ressort de cette séquence de cinéma muet, cest dune référence au cinéma lui-même dont sest servi Almodovar pour évoquer le drame et le salut dune existence. A demi-mots, en tant que cinéaste, il cache à peine combien le cinéma dans son histoire a pu être pour lui porteur de vie et de renaissance. Plus largement il se demande peut-être dans quelle mesure le cinéma peut "sauver" une existence. Peut-être, un jour, aurons-nous loccasion den "parler avec lui"...